Driiiiing.
La sonnerie retentit dans l’enceinte du collège, signal que les stylos peuvent enfin s’arrêter, les cahiers se fermer pour rejoindre le fond des sacs... Signal tant attendu du début des vacances de Noël.
Des centaines d’adolescents se ruent hors des salles de cours et franchissent bientôt le grand portail vert, pressés de rentrer chez eux.
Beaucoup s’engouffrent dans les bus qui patientent devant l’établissement, certains rejoignent des voitures stationnées sur le parking. La lueur jaune de leurs phares révèle le ballet silencieux des flocons qui tombent dans la pénombre, au milieu de ce joyeux tumulte.
Léonie enfonce un peu plus son bonnet rouge à pompon jaune sur ses oreilles. Affrontant courageusement la neige et la nuit, elle s’éloigne du collège à pied, à travers un dédale de ruelles éclairées.
Au bout de quelques minutes, elle arrive devant un grand bâtiment rose pâle et traverse les portes coulissantes. A l’intérieur, ça sent la soupe froide et le désinfectant. Et qu’est-ce qu’il fait chaud ! Pour ne pas étouffer, Léonie retire son bonnet, ses gants, sa grosse écharpe de laine multicolore, ouvre sa doudoune. Elle salue la dame de l’accueil, puis les autres dames qu’elle croise dans les couloirs, vêtues de leurs blouses blanches.
Enfin, elle s’arrête devant une porte close. Elle ne toque pas immédiatement. Elle est seule, tout est calme. Elle retient son souffle et écoute.
Clic, clic, clic.
Léonie sourit en entendant ce cliquetis familier. Elle frappe alors doucement contre le battant et entre.
- Mamie ?
Le lit médicalisé est vide, la télévision est éteinte. Près de la fenêtre, enfoncée dans son fauteuil préféré, Francine tricote. Trop absorbée par son ouvrage, elle n’entend pas sa petite-fille qui approche. Ses mains fines manient les grandes aiguilles avec une agilité qui épate Léonie à chaque fois.
- Bonsoir, Mamie Sicine.
La vieille dame lève enfin la tête. Un sourire éclaire son visage à travers un océan de rides.
- Oh ! Bonsoir, jeune fille.
Le sourire de Léonie se crispe. Pourtant, d’un ton enjoué, elle questionne :
- Qu’est-ce que tu tricotes ?
Les aiguilles arrêtent de cliqueter, Francine la dévisage en fronçant les sourcils.
- Je suis désolée, est-ce que nous nous connaissons ? demande-t-elle enfin.
Dans ses prunelles Léonie reconnaît cet air perdu qu’elle a tant redouté. Et ça lui déchire le coeur, encore une fois.
- Mamie, c’est moi, Léonie.
La grand-mère semble réfléchir un instant, puis elle secoue la tête et se remet à tricoter. L’adolescente ne se laisse pas démonter, elle tire une chaise pour s’assoir à côté d’elle. Un silence s’installe dans la pièce. Seul le cliquetis des aiguilles résonne, accompagné par le léger frottement de la pelote de laine qui traîne sur le sol.
- Je t’ai apporté quelque chose, reprend Léonie en ouvrant son sac. Tiens !
Elle tend à Francine une belle pelote de laine rouge écarlate mêlée de fils dorés.
- Comme c’est bientôt Noël... J’ai pensé à toi en la voyant.
- Oh, ça c’est gentil, ma petite.
Elle sourit sans même jeter un regard à sa petite-fille, ni au cadeau qu’elle lui tend. Imperturbable, elle continue son tricot.
Léonie réprime un soupir. Tout en triturant la pelote restée dans ses mains, elle épie le reflet de sa grand-mère sur la vitre assombrie par la nuit qui règne au-dehors.
Fichue maladie... Au long des mois, Mamie Sicine perdait par bribes sa mémoire. Au début, c’était pas bien grave. Une voisine dont le nom lui avait échappé, des courses oubliées sur le palier, des coups de téléphone répétés...
- C’est un joli prénom, Léonie, déclare soudain Francine.
La jeune fille la regarde avec un sourire en coin. Bien sûr, le compliment lui fait plaisir, mais elle le savourerait davantage s’il n’était pas répété à chacune de ces visites, et surtout, si elle ne connaissait pas par coeur les paroles qui allaient suivre.
- Mon mari s’appelle Léon. Regarde, c’est lui, là. Il est beau, n’est-ce pas ?
De sa grande aiguille à tricoter, Francine pointe un cadre qui trône sur la table face à elle, encerclé de quelques bibelots. Sur la photo en noir et blanc, un homme d’une quarantaine d’année, fringant dans son uniforme d’officier paré de multiples médailles. C’est le cliché favori de son époux, elle aime le contempler pendant des heures depuis que son amnésie lui permet de croire qu’il est encore en vie et qu’il va bientôt venir la retrouver.
- Il est très élégant, approuve Léonie.
- Oh, comme j’aimerais qu’il ne parte pas si souvent en mission. Il me manque, tu sais. Heureusement, j’ai mon tricot pour m’occuper !
Mamie Sicine émet un petit rire, avant de reprendre :
- Si nous avons une fille, nous l’appellerons peut-être Léonie. Oui, j’aime beaucoup ce prénom.
- Mais tu as déjà un fils, tu sais ? rappelle sa petit-fille.
Mon papa... précise-t-elle intérieurement. Il est marié à Christelle, ma maman...
La grand-mère fronce les sourcils, comme si elle fouillait ses souvenirs.
- Ah ? murmure-t-elle enfin entre les clic-clic de ses aiguilles.
Léonie, tripotant toujours la pelote rouge, hoche doucement la tête et énonce comme une confidence :
- Il s’appelle Pierre.
Comme sa mamie ne réagit pas, elle finit par se lever. Elle laisse la pelote de laine sur la table, à côté du cadre de Papy.
- A bientôt, Mamie Sicine, dit Léonie en déposant un baiser sur son front.
- Tu pars ? Oh, attend, voilà un petit cadeau pour être gentiment venue me voir. Je l’ai tricoté hier.
Francine se penche pour farfouiller dans une panière qui traîne au pied de son fauteuil. Elle attrape un tricot qu’elle donne à sa petite-fille.
- Merci beaucoup, répond Léonie d’une voix tremblante.
Sans même le regarder, elle fourre fébrilement le lainage dans la poche de sa doudoune. Elle quitte la chambre avant de fondre en larmes, mais au moment où elle referme la porte, elle entend sa mamie chuchoter à travers les cliquetis de son tricot.
- Pierre... Oh, mon petit Pierre, que tu me manques, toi aussi.
Ce n’est qu’une fois rentrée chez elle et montée dans sa chambre que Léonie sort de sa poche le cadeau de Mamie Sicine.
- Encore une, constate-t-elle avec un sourire dépité.
Une unique chaussette, d’une taille démesurée, tricotée de bleue et de vert. La jeune fille se dirige vers sa commode blanche, tire le dernier tiroir pour vider son contenu. Une à une, elle prend toutes les chaussettes qui s’y trouvent et les étend sur le sol. Des dizaines de chaussettes, toutes dépareillées, toutes plus colorées les unes que les autres. Toutes uniques, tricotées pour on-ne-sait quel millepattes géant et frileux.
Toc, toc, toc.
La porte de la chambre de Léonie s’ouvre et le visage de sa maman apparaît dans l’embrasure sans attendre de réponse.
- Coucou, ma chérie, je suis rentrée ! annonce-t-elle.
Puis elle aperçoit les drôles de chaussettes par terre.
- Oh... Tu as été voir Mamie Sicine !
Léonie confirme d’une voix faible. Sa maman vient s’agenouiller à côté d’elle.
- Dis-donc, elle tricote toujours autant... remarque-t-elle, amusée.
- Oui. Papa lui manque.
La mère et la fille soupirent de concert. Le petit Pierre a bien grandit, il voyage beaucoup, et quand il est de retour, il évite autant que possible de rendre visite à sa maman qui vieillit. Qu’elle perde la mémoire, ça l’attriste, qu’elle perde la boule, ça l’effraie. Alors il fuit, et sa femme et sa fille assistent impuissantes à ce renoncement malheureux.
- J’ai une idée ! s’exclame soudain Léonie. S’il-te-plaît, Maman, il faudrait que tu appelles la maison de retraite...
Elle se lève d’un bond et ramasse toutes les chaussettes éparpillées sur la moquette. Les bras ainsi chargés, elle lance à sa maman un regard déterminé et déclare :
- Mamie va venir passer Noël avec nous !
Quand Mamie Sicine arrive le soir du 24 décembre, elle semble un peu perdue en apercevant la maison. Elle ne se rappelle pas être déjà venue... Doucement, Léonie et sa maman la guident à l’intérieur. Elles l’aident à retirer son manteau tout en lui parlant d’un ton chaleureux et rassurant. Soudain, une voix grave se fait entendre dans leur dos.
- Bonsoir, Maman.
Francine se retourne lentement. En apercevant le papa de Léonie, ses yeux se remplissent de larmes.
- Pierre ? Mon petit Pierre, est-ce bien toi ? souffle-t-elle.
Ouf, Mamie Sicine a reconnu son fils ! Il semble soulagé et heureux lorsqu’elle le serre dans ses bras de toutes ses forces. Elle desserre enfin son étreinte et se met à chercher quelque chose au fond de son sac à main.
- Tiens, Pierre, j’ai un cadeau pour toi ! Joyeux Noël, mon chéri.
Léonie se retient de rire en voyant la tête de son père devant ce que lui tend Mamie Sicine : une énorme chaussette de laine rouge et dorée. Il la remercie en souriant, et propose d’aller l’accrocher sur la cheminée, dans le salon. La vieille dame se laisse conduire, mais arrivée sur le pas de la porte, elle s’arrête, décontenancée.
- Mais... D’où viennent toutes ces chaussettes ? Ce sont... Les miennes ? demande-t-elle en se tournant vers Léonie.
Sa petite-fille hoche la tête et la tire doucement par la main.
Sur le grand sapin qui brille de mille feux, elle a suspendu des chaussettes rouges et vertes. Sur la cheminée, des bleues, des jaunes et des violettes. Du sol au plafond, des fauteuils aux cadres photos, des dizaines de chaussettes de laine multicolores pendent dans tout le salon.
Léonie prend la dernière chaussette des mains de son père pour l’accrocher avec ses soeurs sur la cheminée.
- Joyeux Noël, Mamie Sicine.
Candice de Gastines
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