- Tu as pris la liste ?
Roger peste. Non, il ne l’a pas prise. Sa femme soupire et pousse le charriot vide jusqu'à l’ouverture des portes automatiques. Elle va devoir faire sans.
- Fais chier aussi, t’as qu’à l’inscrire dans ton téléphone. C’est comme ça qu’ils font, les jeunes, aujourd’hui. Tout dans le téléphone. Plus besoin de bouts de papiers volants !
« Les jeunes », oui… Un groupe d’adolescents entre justement dans le magasin en doublant Sylvie et son charriot. L’un d’eux la bouscule… mais ne s’excuse pas. S’en est-il seulement rendu compte ? C’est vrai, ces « jeunes » sont toujours pendus à leur petit écran. Aucun respect.
Sylvie est d’humeur maussade ces derniers temps. Elle ne relève même plus les piques de son mari. Elle pousse le charriot, lentement, tandis qu’ils pénètrent tous deux dans l’enceinte de la grande surface.
« Les jeunes »… Depuis quand elle et Roger étaient-ils sortis de cette catégorie ? Depuis leur mariage, il y a 28 ans ? Depuis la naissance de leur premier enfant ? De leur deuxième ? Ou plus récemment, depuis leur départ en retraite ? Depuis quand le reflet du miroir ne lui montre-t-il plus un visage « jeune » ? Une éternité, il lui semble…
Rayon jardinage.
Comme à son habitude, Roger s’éloigne de sa femme pour aller fureter entre les sachets de graines et les sacs de terreau. Sylvie se souvient qu’aux premiers temps de leur idylle, elle avait admiré cette passion pour les espaces verts et les fleurs. Elle le laissait vaquer à son occupation botanique, ravie de lui faire plaisir, et continuait seule. Puis vint le temps où le fait de ne retrouver Roger qu’aux caisses l’agaçait au plus haut point. Elle avait maudit les architectes des grands magasins, ceux qui avaient sciemment conçu ces lieux commerciaux pour que les premiers étalages attirent les hommes et les incitent à délaisser leurs compagnes pour qu’elles se chargent des emplettes plus ménagères.
Maintenant, qu’il aille se perdre dans le rayon de la botanique ne lui fait plus rien. Non, en réalité ça la soulage, même. Elle peut faire ses courses, tranquillement, sans avoir comme toutes ces bonnes femmes leur mari sur le dos ; celui-là même qui va critiquer chacun des choix déposés dans le caddie, imposer son avis sur la qualité, le prix, ou l’esthétisme des produits.
Dieu merci, Roger n’est pas comme ça ! Non, lui, les courses, ce n’est pas son truc. Sylvie lève les yeux au ciel. Elle le sait ça, alors quelle idée d’avoir espéré qu’il prenne la liste ! Il n’y pensait jamais, depuis trente ans.
Pourquoi ce samedi ferait-il exception ?
Dépassant les appareils électroménagers, Sylvie continue jusqu’au rayon boulangerie-pâtisserie, au fond du magasin. Le charriot est toujours vide. « Comme ma vie »… Les mots s’imposent à son esprit. Pourtant, elle a toujours été une femme très terre-à-terre ! Cela ne lui ressemble pas de se poser des questions pseudo existentielles, comme ça, entre les brioches et les pains de mie. Elle se trouve ridicule.
Deux baguettes pas trop cuites, comme Roger les aime, et une barquette de six pains au chocolat. Voilà, il n’est plus vide, comme ça, ce charriot.
Rayon charcuterie.
L’homme en blouse et toque blanches lui adresse un sourire des plus commerciaux. Sylvie se plante devant lui, puis se penche… Le boucher affiche une mine déconfite tandis qu’elle inspecte le contenu de l’étalage « offres spéciales ».
- Sylvie ! Comment ça va ? Dis-moi, le prix du rôti a augmenté, non ? Pour la qualité, y’s’embêtent pas, hein…
Jacqueline, la voisine du cinquième est là, elle aussi, fidèle aux courses du samedi. Elle engage la discussion, « c’est une occasion de refaire le monde, justement » ironise intérieurement Sylvie. Ça commence par répandre des petits commérages croustillants et ça finit jusqu’à spéculer sur les prochaines catastrophes planétaires.
Son gilet rouge de service sur les épaule, Maryne entend vaguement les deux retraitées discuter tandis qu’elle passe à leur côté pour se diriger vers le rayon des conserves. Elle met machinalement en rayon les boîtes de maïs. Elle est fatiguée, mais sa journée est presque terminée. Elle sourit en pensant à Loïc… Il l’avait finalement rappelée, ce beau brun indécis. Ce soir, il fallait qu’elle se fasse belle pour leur rencard.
La voix de sa collègue, Fatima, retentit soudain dans les hauts-parleurs de la grande surface.
« Chers Clients, bénéficiez d’une promotion incroyable sur tous les paquets de croquette Liloudog : un acheté, un offert ! Pour en profiter, rendez-vous au rayon canidés de votre magasin ! »
Une fois son annonce faite, elle raccroche le combiné et se va rejoindre la caisse 12, où elle prend son service jusqu’à 21 heures. Elle s’installe en soupirant sur la chaise molletonnée et déverrouille l’écran tactile.
À quelques mètres, Laurie et Damien inspectent le rayon « bio » depuis une vingtaine de minutes.
- Tu es sûre, chérie ? Cette gamme n’utilise pas du tout de sucre ?
- Oui, mon ange, je te l’ai dit, je mangeais ça quand j’étais encore étudiante ! Du zéro-sucre ! C’est remplacé par du miel je crois…
Laurie sourit en repensant à ses soirées « étudiantes » passées à se goinfrer de ces gâteaux « sans sucre » devant un épisode de sa série du moment. Il lui semble que c’était hier… Et en même temps ça lui paraît si loin ! Elle ne connaissait pas encore Damien, à l’époque. Ils ont emménagé ensemble seulement à la rentrée. Du coup, les courses sont encore un moment de découverte, d’ajustement aux goûts et habitudes de l’autre ! Même si cette session emplettes s’éternise un peu, Laurie a un regard attendri vers son compagnon qui s’attèle à vérifier le détail des compositions inscrit sur chaque emballage.
- « Traces de lactose »… Mmmh, avec ton allergie il vaut mieux éviter, non ?
- Pardon, jeune homme…
Une vieille dame souhaite accéder aux pots de confiture, son panier en osier au bras. La laissant passer, Laurie en aperçoit le contenu : une laitue, une baguette et un petit paquet de riz.
Elle prend alors conscience à quel point faire ses courses est intrusif. En choisissant tel ou tel produit, on dévoile aux yeux de tous sa manière de vivre, on révèle même le plus intime… « Tiens, il faut que je passe prendre des protections hygiéniques… Et Damien pensera sûrement aux capotes… »
- Chou, on va au rayon hygiène ?
Le paquet de gâteaux rejoint la multitude de produits diététiques déjà choisis, et le couple se dirige vers l’allée centrale. Damien stoppe le charriot juste à temps pour éviter la collision avec une petite tête blonde qui passe devant lui à toute allure.
- Papaaaa ! Papaaaa ! J’ai trouvé un jeu trop bien ! On peut le prendre, dis ?
Un homme à l’allure fatiguée se retourne du caddie sur lequel il était penché, planté devant les promotions de café, et marmonne un « Va demander à ta mère ».
- Mamaaaaan !
- Oh, mais ne crie pas comme ça, Joffrey… Tu n’es pas seul dans le magasin !
La femme qui s’adresse à l’enfant revient vers le chariot, les bras chargés de paquets de céréales.
- Ouaiiiis ! T’as pris des Cryspies ! Mes préférées !
- Oui, tu les manges à une vitesse… Mais je t’ai demandé d’arrêter de crier !
Le sourire aux lèvres, le petit ange blond court au devant des caisses.
Un cri retentit soudain, mais ce n’est pas le sien.
« Allah Akbar ! »
Coups de feu.
Joffrey se retourne vers sa mère, mais ne la voit plus. Les paquets de céréales ont explosé, libérant ainsi des milliers de petites billes chocolatées qui roulent sur le sol. Elles finissent leur course folle dans une marre de sang.
Une nouvelle déflagration, et des cheveux d’or se mêlent à ce rouge visqueux.
Les hommes armés remontent les allées, ils parcourent les rayons sans aucun regard pour les étalages colorés. Ils cherchent les survivants.
Sylvie tremble, Jacqueline pendue à son bras murmure une prière muette. Elles se sont accroupies derrière le rayonnage du boucher dès qu’elles ont entendues les premières détonations.
Encore un coup de feu.
Une conserve de maïs roule jusqu’aux pieds des deux retraitées. Jacqueline lâche soudain sa voisine et se lève en hurlant.
Nouvelle déflagration.
Un bruit mat de corps qui s’écroule sur le carrelage.
Sylvie se retient de céder à la panique, elle aussi. Une chose l’obnubile : non pas la mort en elle-même, mais de savoir son mari ici, à quelques rayonnages d’écart, et ignorer s’il est encore en vie… Putain de botanique ! Elle hait définitivement les architectes des grands magasins. Toute une vie commune qui va s’achever ainsi séparés par des litres de lait, des tonnes de papier toilette, sous la lumière artificielle des néons. Traqués comme du bétail par des monstres.
Elle transpire à grosse gouttes contre la paroi froide de l’étalage de viande. Elle entend des pas, lents, mesurés ; des pas de traqueurs à la recherche de nouvelles proies. Ils lui semblent de plus en plus proches… Il y a des cris, aussi, dans une langue qu’elle ne comprend pas. Mais ce sont des bruits plus éloignés, apparemment… vers les caisses ?
Ses craintes sont confirmées par la voix de la caissière qui a fait l’annonce quelques instants auparavant.
« Non, je vous en prie… »
Un coup de feu éteint sa supplique.
Sylvie commence à comprendre, terrorisée jusqu’aux tréfonds de ses entrailles : ils ont tué Roger. Ils ont tué son mari, son unique amour. Ils vont la trouver, et la tuer aussi.
Elle entend des rires. Puis des coups de feu et des bruits de choses renversés, cassées.
Sylvie ne bouge pas. Elle sait désormais que ces hommes sont sans pitié. Ils sont venus dans un but : tuer tout ce qui bouge dans l’enceinte de ce magasin. Ils cherchent peut-être à abolir ainsi une société de consommation, mais en réalité ce sont des vies, des rêves et la liberté qu’ils anéantissent.
Un autre bruit se rapproche, Sylvie se recroqueville encore un peu plus sur elle même. On dirait… Quelque chose qui rampe sur le sol… Oui, et ça vient vers elle !
Les yeux agrandis par l’effroi, elle guette ce qui va apparaître à l’angle de sa cachette.
Lui !
Roger.
Il est blessé, il respire difficilement. Il s’est traîné jusqu’à Sylvie. Il a quitté les rayons de sa passion pour retrouver l’amour de sa vie.
Les yeux embués de larmes et le coeur battant la chamade, Sylvie le tire vers elle. Et là, dans ses bras, Roger la contemple d’un regard qu’elle ne lui a jamais connu. Elle y lit tout ce qu’ils ont vécu ensemble, tout ce qui a pu la combler, ce qui a fait d’eux les êtres qu’ils sont aujourd’hui, en ce samedi si particulier de la fin de leur vie.
Alors que ses paupières se referment dans un soupir d’agonie, la paume de sa main s’ouvre pour libérer une boule de papier.
La liste de courses.
Ce texte a remporté en 2017 le 2ème prix du concours de nouvelles de Fontaine-Française.
Candice de Gastines
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